La boussole, inventée et réinventée

Rappelons le principe de la boussole : il s’agit d’un instrument fonctionnant grâce à un aimant mobile qui s’aligne naturellement sur le champ magnétique terrestre, et indique le « nord magnétique » (légèrement différent du « nord géographique »). Une belle invention qui permet de se repérer et de se diriger dans l’espace. Jusque-là, tout paraît simple, mais encore fallait-il comprendre le lien entre aimant, magnétisme et points cardinaux… Les avis des experts divergent sur ceux qui, les premiers, ont eu cette brillante idée.

La « pierre d’aimant » en Mésoamérique

Dans les années 1970, des archéologues fouillent le site de San Lorenzo Tenochtitlan (à proximité de Veracruz, au Mexique), et y trouvent une barre d’hématite magnétisée datant de 1400-1000 av. J.-C. : des chercheurs comme John Carlson (dans Sciences en septembre 1975, « Lodestone Compass : Chinese or Olmec Primacy » ; « Boussole magnétique : primauté chinoise ou olmèque ») avancent qu’elle aurait servi de boussole aux anciens Mésoaméricains. « Ainsi, en polissant des miroirs en minerai de fer, l’artisan olmèque a très bien pu découvrir leurs propriétés attractives. … En suspendant une pierre de magnétite à un fil isolé des courants d’air, ou en la faisant flotter sur du bois dans l’eau, ou encore directement sur du mercure liquide, on pouvait constater que la pierre s’orientait toujours de façon constante dans une direction particulière […] L’étape suivante, dans la prise de conscience des propriétés de la pierre d’aimant, consiste à découvrir que ses pôles s’orientent véritablement dans les directions approximatives du nord et du sud de la Terre. À partir de là, la pierre d’aimant devient une boussole de premier ordre. Une longue barre ou aiguille magnétisée a tendance à concentrer ses pôles magnétiques à ses extrémités, de sorte qu’elle s’oriente à peu près nord–sud. » D’autres chercheurs confirment que les anciens Mésoaméricains connaissaient les propriétés de la magnétite, mais doutent qu’ils s’en soient servis à des fins d’orientation. Globalement, le milieu universitaire accorde plus de crédit à la thèse d’une première boussole d’origine chinoise.

En Chine, premier usage pour la navigation

Des textes chinois mentionnent les propriétés de la pierre de magnétite dès le IVe siècle av. J.-C. Dans le Livre du maître de la vallée du diable, Wang Xu indique que « la magnétite fait venir le fer à elle » et que la position des habitants de la cité-État de Zhang leur est connue grâce à la « flèche du sud » (à noter que dans la pensée chinoise, l’axe de référence est sud-nord, et non l’inverse ; le sud est associé au pouvoir, à la vie et à la lumière). Au XIe siècle, le Wujing Zongyao, un ouvrage militaire, indique que « Quand les troupes devaient faire face au mauvais temps, ou à la nuit noire, et que l’on n’arrivait plus à s’orienter, […] elles faisaient appel à un instrument mécanique pointant vers le sud ». Dans le Mêng Chhi Pi Than (« Notes de la rêverie au bord du ruisseau »), une sorte d’encyclopédie, l’astronome, géographe et naturaliste Shen Kua parle « d’aiguille aimantée » et de son comportement. « Des magiciens frottent la pointe d’une aiguille avec une pierre d’aimant ; alors elle peut indiquer le sud. Mais elle incline toujours légèrement vers l’est. ». Ce texte fait référence à la « déclinaison magnétique », c’est-à-dire le léger écart qui existe entre le nord géographique et le nord magnétique. Zhu Yu, fonctionnaire et érudit chinois, écrit dans le Pingzhou Ketan : « Les pilotes des navires connaissent la configuration des côtes ; la nuit, ils se dirigent par les étoiles, le jour, par le soleil. Lorsqu’il fait sombre, ils regardent l’aiguille qui indique le sud ». C’est la première mention d’une boussole utilisée pour la navigation. Il s’agit donc à ce moment-là d’une aiguille de fer sur laquelle on a frotté de la magnétite, qui flotte dans l’eau et indique ainsi la direction du nord (du sud pour les Chinois).

La question de la diffusion de la boussole au Moyen-Orient et en Occident

Les historiens discutent encore de la manière dont la boussole s’est diffusée hors de Chine et s’interrogent sur l’importance du rôle joué par les savants arabes dans ce processus. La première mention européenne d’une aiguille magnétisée employée en navigation apparaît en 1190 dans le De naturis rerum (« De la nature des choses ») d’Alexandre Neckam. En 1204, l’ouvrage didactique portant le nom de « Bible » de Guiot de Provins explique la méthode pour magnétiser du fer grâce à de la magnétite. Pendant longtemps, l’invention de la boussole a été attribuée à un certain Flavio Gioja, et située vers 1300. Le monde universitaire s’accorde aujourd’hui à dire qu’il s’agit d’un mythe ; il n’y a pas « d’inventeur » identifié, et l’utilisation de la boussole en Occident est postérieure au début du XIVe siècle.

Quant au monde arabe, la référence la plus ancienne remonte à 1282 : le sultan et astronome yéménite Al-Ashraf y décrit une aiguille magnétisée placée dans un bol d’eau. Comme il rapporte avoir vu ce dispositif en usage sur un navire environ quarante ans auparavant, certains chercheurs en déduisent que la boussole aurait circulé dans le monde musulman dès cette période. Les textes européens mentionnant la boussole avant les textes arabes, certains chercheurs ont abandonné l’idée que le système ait été transmis de la Chine à l’Occident via le monde arabe, et pensent plutôt à une circulation par voies multiples ou à des découvertes indépendantes.

La boussole, instrument du sacré

Avant d’être utilisée comme instrument de navigation, la boussole sert d’abord le rituel et la spiritualité. L’aiguille flottante sur laquelle on a frotté de la magnétite, qui bouge d’elle-même dans l’eau, revêt une dimension mystique. En Chine, elle est utilisée pour la géomancie – le « fengshui », et la divination. Dans le monde arabe, la boussole s’intègre très vite à la recherche de la « qibla », c’est-à-dire la direction vers laquelle doit se tourner le fidèle pour prier. En Occident, l’association de la boussole et de la spiritualité est plus subtile, mais fait souvent l’objet de métaphore. Dans sa « Bible », Guiot de Provins compare le bon chrétien se tournant vers la religion à une boussole se dirigeant vers l’étoile polaire, symbole du divin et de la pureté.

Navigation et « grandes découvertes »

Outre son aspect spirituel, sa fonction pratique a aussi bien sûr séduit, en particulier les navigateurs. Alors que la simple aiguille flottante est progressivement sortie de l’eau pour être posée sur un pivot et enfermée dans une boîte (la boussola, en italien, qui donne le nom que nous connaissons), elle peut, dès le XIVe siècle, être transportée facilement. Son usage permet aux marins de garder un cap en haute mer même sans visibilité. Parmi les instruments embarqués, Christophe Colomb a naturellement une boussole. Pour ce marin chevronné et fin observateur du ciel, l’outil reste une nouveauté. En combinant ses relevés astronomiques et l’aiguille magnétique, il corrige sa route et effectue des ajustements décisifs pour la réussite de la traversée. En 1498, Vasco de Gama utilise la boussole pour atteindre l’Inde en contournant l’Afrique, et Magellan s’en servit en 1519-1522 lors du premier tour du monde. Ces expéditions officialisent le rôle décisif de la boussole, qui a rendu possible une navigation transocéanique régulière et a ouvert la voie à l’expansion européenne.

Anna F.

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