L'utopie et le jardin anglais

La nature et le jardin anglais ont été le théâtre et l’expression de réflexions sur les sociétés idéales, de l’Utopia de Thomas More aux cités-jardins du XXe siècle.

L’Utopia de More, l’idéal insulaire

Thomas More (1478-1535), juriste, diplomate, homme politique et théologien, canonisé saint catholique, est une figure emblématique de la Renaissance anglaise. Il est considéré comme le père de l’idée d’utopie, née du livre du même nom, d’abord publiée en 1516 sous son titre latin complet : Libellus vere aureus, nec minus salutaris quam festivus, de optimo rei publicae statu, deque nova insula Utopia (qui se traduit par : « Un petit livre vraiment en or, non moins salutaire que divertissant, sur la meilleure forme de gouvernement et la nouvelle île d’Utopie »). Trois autres éditions composées avec Erasme, présentant chacune une version différente du texte, paraissent les deux années suivantes. La dernière, sous le titre de De optimo reipublicae statu, deque nova insula Utopia  La meilleure forme de communauté politique et la nouvelle île d'Utopie ») est souvent appelé, par simplification, Utopia. L’œuvre se présente comme un dialogue entre More lui-même, son ami humaniste Pierre Gilles et un mystérieux navigateur portugais, Raphaël Hythlodée, qui décrit une île fictive où règne une organisation sociale idéale. L’île d’Utopie - un mot forgé à partir du grec « οὐ » (« non ») et « τόπος » (« lieu »), soit « lieu qui n’existe pas » - est une société sans propriété privée, où le travail est partagé, l’éducation est gratuite, et où la religion et la tolérance coexistent. Le système politique repose sur des magistrats élus et une hiérarchie méritocratique.

L’auteur adopte le genre du récit de voyage, très en vogue à l’époque des grandes découvertes, tout en critiquant les dérives des sociétés européennes : les inégalités, les abus de pouvoir, la pauvreté endémique, la guerre et l’intolérance religieuse. Hythlodée, personnage principal du récit, incarne une vision radicale : il rejette la société anglaise et refuse toute compromission avec le pouvoir. More, dans le dialogue, reste plus modéré. Plusieurs éléments de la société utopienne sont à contre-courant des dogmes de l’époque : l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’éducation, la liberté de religion (même si les athées y sont marginalisés), la tolérance envers les autres cultures. Toutefois, la vie sur l'île n’est pas exempte de contraintes : les habitants doivent porter des uniformes, les déplacements sont contrôlés, les repas sont collectifs, et les esclaves, issus de populations conquises ou de citoyens déchus, y remplissent certaines fonctions. Les échanges entre les personnages sur ces nombreux sujets constituent le terreau d’une réflexion philosophique.

Cet ouvrage et la vie de Thomas More constituent, par certains côtés, un paradoxe. En tant que chancelier, il s’oppose violemment à la Réforme protestante, fait arrêter des sympathisants des idées de Luther et en fait brûler vif un certain nombre. Dans Utopia, au contraire, aucun culte n’est imposé, et la persécution pour des motifs religieux est interdite. Seule obligation, croire en l’immortalité de l’âme et en une gouvernance du monde par une providence divine. Ceux qui dérogent à ces dogmes sont exclu de la vie civique, mais il ne leur est pas fait de mal.

Utopia rencontre immédiatement un grand succès dans les milieux lettrés. L’œuvre inaugure un genre littéraire nouveau - la fiction utopique - qui sera repris par Campanella (La Cité du Soleil, 1604), Bacon (La Nouvelle Atlantide, 1627), puis par les auteurs du XIXe et XXe siècles, jusqu’aux dystopies et contre-utopies contemporaines comme celles de George Orwell ou Margaret Atwood. Le mot « utopie » lui-même est entré dans le langage courant pour désigner un idéal inatteignable ou une critique indirecte du présent. Cette notion influence de nombreux domaines, même au-delà de la littérature.

La discussion au jardin, entre les trois personnages d'Utopia, dans le jardin de la résidence de Thomas More, imprimée dans l'édition de 1518 | The Folger Shakespeare Library, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons


Les jardins anglais, le fantasme d'une nature originelle

Dans Utopia, Thomas More situe son récit sur une île isolée, volontairement retranchée du monde connu. Ce choix n’est pas anodin : l’île constitue un espace clos, délimité et propice à l’autosuffisance et à l’expérimentation d’un ordre social idéal. Séparée du continent par un canal artificiel creusé par ses habitants eux-mêmes, Utopia symbolise à la fois la rupture avec les sociétés corrompues de l’Europe et la maîtrise raisonnée de la nature. Ce cadre insulaire permet d’envisager une communauté réglée, où l’environnement naturel cultivé et façonné sert de support à un projet politique et moral. L’île devient ainsi le théâtre d’un ordonnancement où l’espace physique reflète l’harmonie sociale.

Quelques siècles après More, le jardin anglais se développe en rupture avec son voisin à la française, ordonné, symétrique et géométrique. Lui s’attache à recréer une nature idéalisée, harmonieuse dans son irrégularité, qui ne paraît pas avoir été touchée par la main de l’homme. Le jardin à l’anglaise est un reflet matériel des idées des Lumières. Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, des architectes paysagistes comme William Kent ou Lancelot « Capability » Brown conçoivent des domaines sous forme de microcosmes indépendants, lieux de retraite, mais aussi de rencontre et d’expérimentation sociale et morale. Le jardin devient un espace de liberté, à l’image des sociétés idéales décrites dans les écrits utopiques – tout en restant, malgré un aspect « sauvage » soigneusement travaillé, la manifestation de l’empire de l’homme sur la nature.

Jean-Jacques Rousseau, très lu dans l’Europe du XVIIIe siècle, influence la manière dont on conçoit la nature comme modèle moral. Dans Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), les paysages de Clarens deviennent un lieu de rédemption morale par la nature. Le philosophe William Temple évoque dans son Temple upon the gardens of Epicurus, with other XVIIth century garden essays (« Temple sur les jardins d’Épicure, suivi d'autres essais sur les jardins du XVIIe siècle », 1685) l’idéal d’un jardin comme forme d’Arcadie (à l’origine une région de Grèce, le nom est utilisé durant la Renaissance pour parler d’un pays à la nature originelle et préservée, un paradis perdu) : un monde simple, harmonieux, retiré des conflits. Cette idée se retrouve dans les récits de Robinson Crusoé (Daniel Defoe, 1719), L’Île aux esclaves (Marivaux, 1725), ou Paul et Virginie (Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, 1788), où l’île-jardin devient lieu de renaissance morale.

Les fabriques, qui fleurissent dans les jardins durant cette période, sont aussi significatives de l’esprit des Lumière et d’une volonté de créer un monde à part et hors du temps. Ces constructions revêtent des formes diverses, des temples antiques, des petits manoirs, des pagodes chinoises, des ermitages, des pavillons rustiques, des mausolées… Elles sont parfaitement intégrées dans le paysage et les propriétaires des jardins leur accordent bien souvent un nom et une symbolique à portée philosophique, morale ou politique. Dans le jardin de Stowe, par exemple, conçu au XVIIIe siècle, on trouve un « temple de l’Ancienne Vertu », un « temple de la Liberté » et un « temple des Gloires de la Grande-Bretagne » - des manifestations d’un idéal politique. Certaines fabriques sont laissées volontairement inachevées, sous forme de ruines, pour exprimer l’éphémère et la relativité de la vie humaine.

Temple de l'Ancienne Vertu, jardins de Stowe, Buckinghamshire | Rott70 via Getty Images


La mode du Grand Tour, voyage initiatique entrepris par les jeunes aristocrates européens, joue un rôle central dans la diffusion du jardin à l’anglaise : nombreux sont ceux qui, après avoir visité Rome, Florence ou Paris, s’arrêtent en Angleterre pour y découvrir les nouveaux modèles de jardins paysagers. Des traités comme Observations on Modern Gardening (1770) de Thomas Whately, ou les écrits d’Horace Walpole, sont traduits et diffusés en France, en Allemagne ou en Italie. Ils ne se contentent pas de prodiguer des conseils pratiques : ils proposent une véritable lecture morale et esthétique du paysage.

Villes-jardins dans l’Angleterre du XIXe siècle : utopie et urbanisme

Au XIXe siècle, l’utopie influence aussi l’urbanisme dans un contexte de révolution industrielle et de paupérisation massive des classes populaires. Né à Londres en 1850, Ebenezer Howard n’est ni architecte ni urbaniste de formation, mais sténographe parlementaire influencé par les idées socialistes, les cercles théosophiques et le courant réformateur anglo-saxon. En 1898, il publie un petit livre : To-Morrow : A Peaceful Path to Real Reform (« Demain : une voie pacifique vers une réforme réelle »), réédité en 1902 sous le titre Garden Cities of To-Morrow (« Les cités-jardins de demain »). Il y expose un modèle urbanistique inédit : la garden-city, la ville-jardin. Howard refuse l’opposition binaire entre ville surpeuplée et campagne isolée. Il imagine une forme hybride, fondée sur une planification collective, une limitation de la croissance urbaine, et une gestion communautaire du sol. Chaque ville-jardin doit être : de taille limitée (environ 30 000 habitants) ; entourée d’une ceinture verte (green belt) ; dotée de logements décents, d’équipements publics, de zones agricoles ; et organisée autour d’un centre civique et culturel. Le foncier, dans la vision howardienne, n’appartient pas à des spéculateurs, mais à une fondation communautaire qui en redistribue les revenus au profit des habitants (logements, services, parcs…). Le tout dans un cadre verdoyant et fonctionnel, évitant les excès de l’urbanisation anarchique. Grâce à des soutiens philanthropiques et mutualistes, il participe à la création de Letchworth Garden City (1903), puis de Welwyn Garden City (1920).  

La fontaine du Couronnement, 1952, Welwyn Grden City | Brockswood via Getty Images


L’utopie et la nature, une histoire mouvante

L’utopie moderne se définit d’abord comme un projet de transformation du monde, fondé en partie sur la domination de la nature. Dès Thomas More, elle implique un acte de rupture - la création d’une île artificielle - marquant la victoire de la volonté humaine sur le « chaos » originel. Cette logique se prolonge jusqu’au XVIIe siècle, période durant laquelle la nature est façonnée et disciplinée au profit de l’ordre géométrique et rationnel. Avec les Lumières et la révolution scientifique, le jardin à l'anglaise représente une forme de nature sauvage mais maîtrisée, cadre parfait d'une utopie morale. Mais au XXe siècle, face à la montée des totalitarismes et aux innovations industrielles, la place de la nature est sujette à débat, et l'utopie se fracture : aux projections technicistes (qui placent la technologie et le contrôle de l'environnement comme solution privilégiée de création d'une société parfaite) s’opposent des idéaux de retour à une nature inviolée, manière de protéger la société face aux dangers de la modernité.

 

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