"L'Enfance du Christ" d’Hector Berlioz, une naissance hors du commun
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Trilogie pour solistes, chœurs, orgue et orchestre, L’Enfance du Christ est l’une des œuvres emblématique du compositeur français Hector Berlioz (1803 – 1869). Retour sur une naissance incongrue et les origines d’un succès.
Le 10 décembre 1854, deux semaines avant le jour de Noël, est créé L'Enfance du Christ sous la baguette du compositeur lui-même, dans la petite salle de concerts fondée par Henri Herz au sein de sa manufacture de pianos, rue de la Victoire à Paris. Dans cette salle d’environ 600 places, la première construite par un facteur parisien en 1838, juste avant les salons Pleyel, se presse le Tout-Paris mondain et mélomane. On y avait acclamé une dizaine d’années auparavant la première de l'ouverture du Carnaval romain du même Hector Berlioz, le 3 février 1844. Il n’existait pas alors de grande salle de concerts à Paris, mais Berlioz avait prévu un orchestre et des chœurs relativement réduits, tenant sur la scène de la salle Herz.
Malgré les craintes du compositeur, la représentation est un énorme succès. Berlioz, à la tête de l’orchestre, est rappelé pour saluer une vingtaine de fois. Comme l’écrit Cosima Liszt à son père, « toute la salle était soulevée ». Comme on avait dû refuser du monde, une nouvelle exécution de l’œuvre a lieu le 24 décembre suivant, et encore reprise un mois plus tard. La partition est publiée à Paris dès l’année suivante, en 1855. Le succès de L’Enfance du Christ ne se démentira jamais depuis, les représentations et les enregistrements se succédant régulièrement. C’est devenu ainsi l’une des œuvres les plus célèbres de Berlioz, cependant atypique.
Hector Berlioz, (1803 – 1869)
Cette Enfance du Christ, c’est l’histoire d’une naissance hors du commun : celle du Christ bien évidemment, mais aussi celle de l’œuvre de Berlioz. La genèse en est pour le moins surprenante. Une facétie du malicieux compositeur en est à l’origine. Elle remonte à une soirée de 1850, comme il le raconte lui-même avec sa verve habituelle dans son livre Les Grotesques de la musique (publié en 1859, qui faisait suite aux Soirées de l’orchestre). Alors que l’artiste, ne jouant pas aux cartes, s’ennuyait de façon évidente durant cette soirée, un de ses anciens condisciples de l'Académie de Rome, l’architecte Joseph-Louis Duc, qui avait conçu la colonne de Juillet de la place de la Bastille et restauré le palais de justice de Paris, lui suggère de composer un morceau de musique. Berlioz raconte alors :
Je prends un bout de papier, j’y trace quelques portées, sur lesquelles vient bientôt se poser un andantino à quatre parties pour l’orgue. Je crois y trouver un certain caractère de mysticité agreste et naïve, et l’idée me vient aussitôt d’y appliquer des paroles du même genre. Le morceau d’orgue disparaît, et devient le chœur des bergers de Bethléem adressant leurs adieux à l’enfant Jésus, au moment du départ de la Sainte Famille pour l’Égypte. - Maintenant, dis-je à Duc, je vais mettre ton nom là-dessous, je veux te compromettre. - Quelle idée ! Mes amis savent bien que j’ignore tout à fait la composition. - Voilà une belle raison, en vérité, pour ne pas composer ! Mais puisque ta vanité se refuse à adopter mon morceau, attends, je vais créer un nom dont le tien fera partie. Ce sera celui de Pierre Ducré, que j’institue maître de musique de la Sainte-Chapelle de Paris au dix-septième siècle. Cela donnera à mon manuscrit tout le prix d’une curiosité archéologique.
(Les Grotesques de la musique, Paris, 1859, p. 167-172)
Alors que Berlioz avait besoin d’une composition pour un concert prévu le 12 novembre 1850 à la salle Sainte-Cécile, sous sa direction, il va utiliser ce morceau soi-disant « trouvé dans une armoire murée, en faisant la récente restauration de la Sainte-Chapelle ». Poursuivant le canular, il l’attribue donc à Pierre Ducré, le prétendu maître de musique de la Sainte-Chapelle de Paris en 1679, et ajoute : « c’était écrit sur parchemin en vieille notation que j’ai eu beaucoup de peine à déchiffrer ». Les spectateurs n’y voient que du feu et applaudissent à tout rompre « La Fuite en Égypte, mystère en style ancien ». Selon le compositeur facétieux, une dame aurait dit à Joseph-Louis Duc à propos de l’œuvre : « Parfait, délicieux ! Voilà de la musique ! Le temps ne lui a rien ôté de sa fraîcheur. C’est la vraie mélodie, dont les compositeurs contemporains nous font bien remarquer la rareté. Ce n’est pas votre M. Berlioz, en tout cas, qui ne fera jamais rien de pareil ». Berlioz révèle alors qu’il est l’auteur du pastiche.
Fort de ce succès, le musicien décide alors d’intégrer l’œuvre en deuxième partie d’une vaste fresque musicale sur l’enfance du Christ, une « trilogie sacrée » créée le 10 décembre 1854. Comme pour La Fuite en Égypte déjà composée, Berlioz élabore lui-même les paroles des deux autres parties : la première, Le Songe d'Hérode, et la dernière L'Arrivée à Saïs en Égypte. Il ne reprend pas les textes sacrés, mais élabore un commentaire à la manière d’un oratorio, en découpant l’histoire sous forme de tableaux.
En première partie, le roi Hérode angoissé consulte les devins qui lui annoncent qu’un nouveau-né lui ravira son trône (ce qui entraînera la décision de massacrer tous les enfants en bas âge). Puis l’action se déplace à la crèche, où Marie et Joseph contemplent affectueusement l’enfant, alors que les anges les préviennent de fuir les soldats d’Hérode. La deuxième partie se déroule pendant la fuite en Égypte avec « L’Adieu des Bergers » et « Le Repos de la Sainte Famille » dans le désert. La dernière évoque la Sainte Famille épuisée à Saïs, accueillie par un père de famille charpentier, un Égyptien, avec une trouvaille d’orchestration, un trio de deux flûtes et d’une harpe. Berlioz déclare par la voix du récitant et du chœur : « Ce fut ainsi que par un infidèle fut sauvé le Sauveur », ce qui évoque bien les sentiments religieux complexes de Berlioz.
Musicalement, l’œuvre, d’une écriture volontairement archaïque, rend hommage à la musique française du XVIIe siècle et au caractère intime des Noëls qui ont bercé l’enfance de Berlioz. La musique, simple et douce, joue de la spatialisation des voix, chœurs masculins et féminins se déplaçant sur la scène au gré des différents tableaux, qui ne sont pas mis en scène mais évoqués par les paroles et le chant. Est-ce vraiment un pastiche baroque ? L’empreinte, le style et l’originalité de Berlioz y sont omniprésents. Comme lui-même l’a déclaré :
Plusieurs personnes ont cru voir dans cette partition un changement complet de mon style et de ma manière. Rien n'est moins fondé que cette opinion. Le sujet a amené naturellement une musique naïve et douce, et par cela même plus en rapport avec leur goût et leur intelligence, qui, avec le temps, avaient dû en outre se développer. J'eusse écrit L'Enfance du Christ de la même façon il y a vingt ans.
Juste après la composition de L’Enfance du Christ, Berlioz écrit dans ses Mémoires : « Je n’ai pas besoin de dire que je fus élevé dans la foi catholique. Cette religion charmante, depuis qu’elle ne brûle plus personne, a fait mon bonheur pendant sept années entières ; et, bien que nous soyons brouillés ensemble depuis longtemps, j’en ai toujours conservé un souvenir fort tendre ». Distanciation vis-à-vis des institutions religieuses mais expression d’une religiosité naturelle profonde, telle celle d’un Delacroix peignant la chapelle des Saints-Anges de l’église Saint-Sulpice, c’est une attitude qui marque le romantisme de l’époque. La simplicité de l’œuvre de Berlioz, qu’il qualifie plaisamment de « petite sainteté », est une expression de ce « sentiment chrétien » qui s’exprime de façon spontanée.
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